Le muet, c'est drôle avec Jean Dujardin, ça l'est moins avec Joseph Cedar

 

Alors que toute la Croisette est volubile à souhait, et alors que les acteurs et réalisateurs donnent des interviews à la pelle (il faudra que je vous décrive un jour les séances de "junkets", summum des entretiens à la chaîne), il y des stars qui sont tenus au silence le plus strict. Ce sont les membres du jury. Et par ricochet, leurs chauffeurs.

 

Robert De Niro, Uma Thurman, Olivier Assayas, Jude Law, Linne Ulmann, Mahamet-Saleh Haroun, et tous les autres (liste complète ici) sont motus et bouche cousus : pas d’interview au sujet des films, pas de déclarations, rien qui laisse transparaître leur avis sur la compétition. Ne pas prendre le risque que la Palme d’or soit ternie avant l’heure.

 

 

Les chauffeurs aussi ? Oui. Ecoutez le "discours officiel" d'un conducteur des voitures officielles, devant l'entrée des artistes.

 

 

Et voici ce qui se dit de façon un peu plus informelle. Ce sont des mini-infos insignifiantes (désolée, il n'y avait pas plus à se mettre sous la dent). Par exemple, que Haroun, le réalisateur tchadien qui a reçu le Prix du Jury l’année dernière avec "Un Homme qui crie", est plutôt bavard sur les films qu’il vient de voir en projection… mais que, depuis quelques jours, il préfère parcourir la Croisette à pied.

 

Et Robert De Niro, le président du jury ?
- Il paraît qu’il est muet comme une tombe, rapporte un des chauffeurs.
- On sait juste qu’il a fait venir sa couturière depuis New York, rien que pour faire des retouches à son costume pour la soirée de clôture du festival, dimanche prochain, croit savoir un autre.
- Moi, je transporte Nansun Shi [productrice née à Hong Kong]. Et je ne comprends rien à ce qu’elle dit…, s’amuse un chauffeur.

 

Voilà tout. Je l’admets, ce n’est pas bien passionnant. Remarquez, ces chauffeurs sont professionnels jusqu’au bout, ils gardent bien leurs secrets. C'est pas toujours drôle d’avoir affaire à des hommes muets.

 

Mais ajoutez-y la magie du cinéma, et une bande-son intéressante, et le mutisme est jouissif.

 

Prenez "The Artist" de Michel Hazanavicius, présenté en compétition ce dimanche. Le réalisateur français a pris le risque de tourner un film quasi-entièrement muet et en noir et blanc. Avec, pour seule bande-son, les cordes langoureuses, les vents tonitruants et les percussions de l’Orchestre philharmonique de Flandres.

 

 

 

L’histoire est simplissime : George Valentin (Jean Dujardin) est une star du cinéma muet dans les années 20, qui traverse avec difficulté la période charnière où le parlant apparaît sur les grands écrans. Le nouveau genre réussit en revanche à une jeune actrice, Peppy Miller (Bérénice Bejo). Lui sombre dans la dépression, elle tente de le sauver… Bref, le film n’aura pas le prix du scénario.

 

En revanche, Jean Dujardin, accompagné de son chien mériteraient tous deux le prix d’interprétation (avec mention spéciale pour leur chorégraphie synchronisée à la table du petit déjeuner), de même que Bérénice Bejo, avec ses sourires conquérants et son numéro de claquette. On revoit chez elle les clins d’œil de Marlène Dietrich et les larmes de Joan Crawford.

 

Woody Allen et Hazanavicius ont en commun d’avoir réussi à rendre Cannes nostalgique des années 1920 : on tombe d'admiration devant des écrivains virils et parisiens, on tombe sous le charme des acteurs hollywoodiens aux dents ultra-bright. Le spectateur est happé. Comment résister, dans "The Artist", à la vision de salles de cinéma muet des années folles, pleines à craquer de spectateurs qui rient aux larmes devant un Jean Dujardin facétieux ? C’est forcément contagieux, même si on n’entend rien. Et quand, à deux doigts de la fin du film, les deux acteurs se lancent dans un numéro virtuose de claquettes, tendent les bras vers la caméra et attendent les compliments, tout essoufflés (voir photo ci-dessous), les festivaliers n’ont pas pu s’empêcher d’applaudir. Effet absolument épatant. La magie muette à l'oeuvre dans "The Artist" a totalement opéré à Cannes. "C'est le revival du muet !", se risque même un critique de film à la sortie de la projection.

 

 

Enfin, il y a toujours des grincheux. Des festivaliers aux goûts sûrs, qui trouvent que, passé l’effet de surprise de voir un film différent des autres, ce long-métrage ne présente pas tant de qualités que ça et n’a pas sa place dans le palmarès de la Palme d’Or.

 

 

 

Autre film en compétition ce week-end : "The Footnote" de l’Israélien Joseph Cedar. Les quatre premières minutes pourraient rejoindre le genre du film muet : gros plan sur un visage vide et le regard fatigué d’un homme qui assiste à l’entrée de son fils à l’Académie des sciences. Une concurrence ancestrale anime les deux hommes : ils ont travaillé toute leur vie sur le même sujet de recherche, le Talmud. Le fils, Uriel Shkolnik aborde les écrits hébraïques d’une façon que le père méprise : méthodologie pas assez minutieuse, thèmes trop grand public. Le fils a obtenu les honneurs universitaire et académique qu’il espérait, tandis que le père, Eliezer Shkolnik (photo ci-contre), est détruit moralement. Il n’a jamais eu la reconnaissance de ses pairs pour ses trente ans de travail scrupuleux, le nez dans les manuscrits.

 

Leur réconciliation pourrait être à portée de main quand le fils cède à son père, sans lui dire, la récompense la plus prestigieuse qu’ils puissent tout deux espérer : le prix d’Israël. Mais le sacrifice d’Uriel n’améliore pas la relation avec son père, il renforce au contraire la jalousie et l’aigreur.

 

Joseph Cedar a pris le parti d’une certaine légèreté dans sa façon de narrer son histoire, un peu comme le faisait Jean-Pierre Jeunet dans "Le fabuleux destin d'Amélie Poulain" : effet catalogue et quelques scènes de bouffonerie.

 

Mais le silence entre Eliezer et Uriel est si pesant – ils ne s’échangeront que deux ou trois banalités dans le film – que la tension s’installe dans la gorge. Du grotesque et de l'amertume : on verra si le jury est sensible au mélange.

 

 

A voir : une interview vidéo avec Joseph Cedar.

 

Comments or opinions expressed on this blog are those of the individual contributors only, and do not necessarily represent the views of FRANCE 24. The content on this blog is provided on an "as-is" basis. FRANCE 24 is not liable for any damages whatsoever arising out of the content or use of this blog.
0 Comments

Poster un nouveau commentaire

Le contenu de ce champ ne sera pas montré publiquement.
  • Aucune balise HTML autorisée

Plus d'informations sur les options de formatage

CAPTCHA
Cette question vous est posée pour vérifier si vous êtes un humain et non un robot et ainsi prévenir le spam automatique.